Heavy Rain est pour moi l’exact symétrique d’un jeu comme Amnesia : The Dark Descent. Vous vous souvenez, ce jeu d’horreur si efficace et si malin ? Amnesia repose sur l’exploitation intelligente du medium selon sa pente naturelle. La vue subjective en 3 dimensions fait peur, car on ne maîtrise plus comme dans la vision naturelle l’espace alentour. Alors, le danger peut surgir. La peur est simple, non parce que le sentiment serait en soi plus simple qu’un autre, mais parce qu’il conspire avec le dispositif.
Heavy Rain fait tout l’inverse. Il ne prend pas le médium selon sa pente naturelle, mais à rebrousse-poil. Il essaye de faire ce qui m’apparaît comme quasiment impossible avec. Et ce faisant, il invente parfois, au détour d’une scène, des choses lumineuses, de petites intensités. Nous ne pouvons que souhaiter plus de jeux qui remontent la pente.
Soit, une leçon de Game Design pour remonte-pente : « La fin justifie les moyens ? Cela est possible. Mais qui justifie la fin ? À cette question, que la pensée laisse pendante, la révolte répond : les moyens. »
Impossible enfance. C’est ce qui m’a le plus marqué et le plus ému. Cage, qui passe son temps à dire qu’il veut faire des jeux pour adultes et non plus des jouets, passe encore plus de temps à représenter des jeux d’enfants. Je peux même dire que j’ai toujours rêvé d’un jeu vidéo qui se confronterait aux jeux de l’enfance, à l’émotion d’un cache-cache, par exemple, à la peur du noir. Cela, Heavy Rain le fait, et quoi qu’il puisse faire par ailleurs, je lui en suis éternellement reconnaissant.
Enfance impossible. Car bien évidemment, la plus belle leçon de Heavy Rain c’est que le jeu vidéo pourrit tout ce qu’il touche. Le jeu libre et sans règle, la chamaille des gamins, se battre à l’épée, monter sur les épaules et faire l’avion, jouer à cache-cache, ce cache-cache où l’on triche en accélérant le compte, qu’est-ce que cela devient en jeu vidéo ? Cela devient : rond, croix, carré, triangle et QTE.
Mais ici Heavy Rain dit la vérité, comme aucun autre. Il ne la cache pas. C’est l’opération même du jeu vidéo que de mettre ainsi à distance le jeu. Parce qu’un jeu sans règles ne saurait exister dans l’univers réglé de la machine. Parce qu’in fine l’ordinateur est un dispositif qui discipline les corps. Qui les recode dans une logique d’action qui doit toujours pouvoir se résoudre en binaire. On peut masquer, multiplier les embranchements, compliquer les séquences, jouer à l’illusionniste, mais le médium demeure.
Le jeu vidéo met à distance le jeu, comme il met à distance le cinéma et son expressivité naturelle. Que toute l’histoire d’Heavy Rain, soit l’histoire d’enfants que l’on perd, l’histoire de l’enfance perdue, c’est la plus belle chose au monde. Parce que c’est l’histoire de ce que fait le jeu vidéo lui-même pour celui qui y joue.
Bien sûr qu’Heavy Rain échoue. Qu’il n’est pas ce cinéma interactif, ce jeu vidéo rehaussé par les émotions du cinéma, qu’il prétend être. Qu’il ne retrouve jamais les frissons du jeu de l’enfance, que la balancelle ne provoque plus aucun vertige. Que la chaleur et la sensibilité de la vie, la plus quotidienne, toujours lui échappe. Bien sûr qu’il échoue. Il ne pouvait pas en être autrement. Mais dans cet échec, il touche du doigt les déterminants essentiels du médium. Il les remet en jeu. Je n’attends rien de plus beau d’un jeu vidéo, pour ma part.